Rêve numéro 16

Situation. Estelle a la quarantaine. Elle fuit dans le travail une douleur qu'elle traîne depuis toujours.

- "Ma mère était très effacée, dépressive. Mon père était très dur, violent en paroles. J'avais des frères et soeurs, j'étais celle du milieu, mais je n'existais pas. Je n'avais pas le droit d'avoir des sentiments ou des besoins. Je leur en ai beaucoup voulu. Je me suis mariée et cela s'est terminé par un divorce. J'ai toujours été à l'écoute des autres, je cherchais à les aider, à les sortir de leurs difficultés, sans considérer les miennes. Je me suis remariée. Il y a neuf ans qu'on est ensemble. J'ai un garçon de six ans et une petite fille d'un an. Mais niveau sexe, je n'ai aucun besoin. J'accepte la relation pour avoir un enfant, mais ensuite, je déteste être enceinte. Pendant mes grossesses, c'est comme si j'étais habitée par quelqu'un, violée dans mon intimité, dans mon moi. Je ne mange pas, ne dors pas, je deviens acariâtre. Cela me dérange. Quand l'enfant est dehors, je me sens soulagée, je suis libérée d'un poids énorme. Mais si j'ai pu trouver une place de mère avec mon fils, en revanche, je ne sais pas faire avec ma fille. Alors, je ne la touche pas, je la laisse à mon mari, qui s'en occupe très bien. Moi, j'ai peur de lui faire mal. Ce n'est pas normal, je le sais, mais je ne sais pas faire autrement."

J'explique que le pouvoir des parents est incommensurable, et qu'elle porte toujours en elle la petite fille mal-aimée. Lorsqu'on est adulte, il est idispensable de s'occuper de cette enfant afin de régler le problème des parents. Sinon, la démarche classique, qui demande de leur pardonner, risque d'être nettement insuffisante. En effet, comment pardonner lorsqu'on est toujours en souffrance ? L'urgence, c'est la petite fille.

- Je ne peux même pas imaginer que j'ai été une petite fille. Je n'ai aucun souvenir. Et comment savoir s'il y a eu des violences sexuelles ? En 98, ma soeur aînée a voulu me parler. Mais je savais déjà de quoi. Elle a été violée par mon frère et par le boulanger. Je le savais, je l'ai toujours su, mais je ne sais pas comment. Je le sais, je l'ai toujours porté. Ma mère aussi a été violée.

La situation est manifestement très lourde.

Le rêve. Estelle a un rêve récurrent : "Je suis entourée de deux grosses boules qui tournent et m'asphyxient en avançant. Je me réveille oppressée, je manque d'air."

Je propose la piste de la mère, puis l'expression : Avoir les boules. Cela ne lui parle pas. - "Pour être franche, j'ai toujours pensé que c'étaient les bourses d'un homme." Je la suis. "Est-ce votre père ?"

- Je le pense. Ce rêve me met mal à l'aise. Ai-je subi quelque chose ? Ai-je pris les souffrances de ma mère et de ma soeur ?

Je ne peux répondre à cette question. Mais son inconscient le peut. Nous allons l'interroger. Je propose l'appeler le père, la mère ou la petite fille. Elle renâcle pour la troisième solution, qui lui fait trop peur. Nous commençons donc par le père. J'explique qu'il occupe en elle une place qui lui est réservée et qu'il squatte injustement. L'espace qu'il prend, elle doit le récupérer. Pour cela, il faut le visualiser pour être sûre qu'il est là, afin de l'expulser ensuite.

La visualisation. Elle voit tout de suite son père, très grand, poings serrés, visage fermé, regard perçant. - "Je suis toute petite à côté de lui, c'est à peine si j'existe, à peine s'il me voit. Je ne peux pas le toucher, je n'en ai pas le droit. Il est dans la lumière et moi non."

Je lui demande si elle a envie de lui parler.

- "Oui, j'en ai marre. J'aimerais qu'il n'existe pas ! J'aimerais qu'il soit un père. Il n'a pas le droit de prendre autant de place. Il est méchant, irrespectueux, égoïste, égocentrique, il me fait peur, même aujourd'hui. J'essaie toujours de lui faire plaisir, mais c'est toujours raté. Je ne vois que ses yeux et ses poings fermés. L'image ne bouge pas. Il a toujours été comme ça."

Je lui demande si elle peut l'entamer ou le réduire.

- "Je tourne autour, dit-elle, mais c'est comme si je voulais m'attaquer à un iceberg. Il est raide comme une montagne."

Je lui propose d'utiliser un lance-flammes, outil qui symbolise la colère qu'elle ressent contre lui. (Mise en scène de l'expression : 'incendier quelqu'un').

- "Oui, je peux, dit-elle. Il fond, mais il revient et je dois recommencer. Pourtant, chaque fois, il est un peu moins grand - et c'est moi qui grandis. J'en ai la chair de poule ! Je le fais, ça me fait du bien. (rire) C'est marrant, je me vois et je le vois, lui. Ses yeux ne sont plus pareils, il me fait moins peur. J'ai l'impression qu'il nest plus un bloc. C'est juste un être humain, quoi, rien qu'un homme. Mais j'en ai craché, du feu ! C'est étonnant. C'était un bloc de pierre, tout à l'heure, imposant, inattaquable, et maintenant, je le vois encore, mais je n'ai pas peur, il est moins grand, et moi, j'ai grandi. Il n'est plus ni pierre, ni glace, il est moins raide, je me sens moins mal à l'aise. Je peux le poser..."

Je l'encourage à se débarrasser de lui. Ce qu'elle voit, c'est le père intériorisé, c'est l'image qu'elle a de lui, et cette image manifeste le pouvoir de son père sur elle. Or elle est adulte et doit vivre comme une adulte en face de lui. Elle en a le droit. Ellle doit se débarrasser du pouvoir qu'il a sur elle, et c'est ce pouvoir qu'elle réduit. Son père l'a toujours étouffée et son rêve ne parle pas d'abus sexuel, mais d'abus de pouvoir.

- "Je lui tape dessus avec un maillet et il rentre dans la terre, comme un clou qu'on enfonce. Il ne dit rien. Et là, y a plus rien."

Je lui demande si ça lui fait du bien.

- "Oui, dit-elle. Même si je m'écoute parler en me disant : C'est n'importe quoi !" (rire)

L'essentiel, c'est que ce soit efficace. C'est une expérience à faire. Elle doit se fier à son ressenti, et non à son mental. Je lui propose de visualiser un soleil.

- "Oui, dit-elle, il prend toute la place, il est rond, il brille, jaune clair, presque doré, ça fait du bien, c'est agréable, il est fort, il est là."

- Savez-vous ce qu'il symbolise ? - "Non." - Vous-même. Il est lumière et chaleur, c'est-à-dire conscience et amour. C'est ce que vous êtes, comme tout être humain. Et le soleil caractérise cela, à l'intérieur de vous : C'est votre humanité.

Elle sent que c'est juste.

J'ai choisi de mettre en ligne ce rêve éveillé pour montrer comment cela fonctionne. Estelle a continué ses investigations dans son enfance lors des trois séances suivantes. Cela a été comme une renaissance. Son vécu a été tellement douloureux que j'en parlerai peut-être une autre fois, pour montrer qu'on peut s'en sortir malgré tout, avec l'aide de l'inconscient. Aujourd'hui, elle n'a plus peur de son père, n'attend plus rien de sa mère, et a pu nouer avec sa fille des liens de tendresse fondés sur le toucher et les câlins... Estelle existe pour elle-même, et donc elle peut aussi exister en face d'autrui. Je pense mettre en ligne la visualisation ultérieure sur ses interrogations au sujet d'un viol possible - ce qui la hantait depuis toujours.

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