LE RÊVE

Conte n°4, raconté par Henri Gougaud

Deux vagabonds voyagent ensemble dans la chaleur du plein été. Ils vont où vont les pèlerins perpétuels: droit devant eux. Le soleil est lourd, ils marchent sur le grand chemin. Midi vient. Ils sont en route depuis l'aube, il est temps de faire halte. Ils s'arrêtent pour manger et se reposer à l'ombre d'un grand chêne, au bord d'un champ. Ils déjeunent d'un quignon de pain et d'une gourde de vin. Puis l'un des deux hommes s'allonge sur l'herbe, le chapeau sur les yeux, les doigts croisés sur le ventre, et s'endort.

Alors, de la bouche ouverte du dormeur, son compagnon voit sortir en bourdonnant une grosse mouche bleue. Elle tournoie un instant au-dessus d'un buisson, s'éloigne et entre dans un crâne de cheval, posé à quelques pas, dans l'herbe. La mouche, dans ce crâne, mène une sarabande effrénée. Elle tourne, vire, sort par un oeil, rentre par l'autre, disparaît au fond de l'orbite puis revient à la lumière entre les longues dents jaunes. Enfin elle s'en va, s'éloigne dans l'air bleu, vient tourner autour de la tête de l'endormi, pénètre à nouveau dans sa bouche. Alors l'homme se réveille. Il se frotte les yeux, s'étire et dit à son compagnon :

- Je viens de faire un rêve agréable. Je me trouvais dans un palais blanc, magnifique, éblouissant. Je visitais ses chambres, je courais le long de ses couloirs, je grimpais dans ses greniers aux plafonds voûtés comme ceux des églises, je descendais dans ses caves fraîches, profondes. Ce palais était à moi. Et je m'émerveillais car il était bâti sur un immense trésor enfoui sous ses murailles.

L'autre lui répondit ceci :

- Veux-tu que je te dise où tu es allé pendant ton sommeil ? Dans ce crâne de cheval qui blanchit là-bas au soleil. J'ai vu ton esprit sortir de ta bouche sous la forme d'une grosse mouche bleue. Elle a visité tous les recoins de ce crâne, du fond de l'oeil au bout des dents, puis elle est revenue dans ta bouche. Maintenant, si tu veux m'en croire, faisons un trou sous les murailles de ce palais, pour voir si l'oeil du rêve est vraiment clairvoyant.

Ils soulèvent le crâne, creusent la terre où il était posé et découvrent le trésor promis. Un immense trésor. Il y avait là TOUT, tout ce qu'un homme peut rêver.

Interprétation.

Est-ce un conte qui raconte un faux rêve ?... ou un vrai rêve qui est devenu conte ? Je vais prendre la seconde hypothèse. Celui qui a reçu ce rêve l'a trouvé tellement bien ficelé qu'il en a fait un conte à raconter le soir à la veillée. Mais hélas, il n'en a pas compris le sens profond, car le message de son rêve s'adresse à lui personnellement, et l'engage à découvrir son propre trésor intérieur, qui peut lui apporter TOUT, tout ce dont il a besoin....

La langue symbolique des contes est la même que celle des rêves ou des Ecritures Sacrées. La mouche - la grosse mouche bleue - (berk !...) est un symbole fort de l'ego qui prend très facilement le pouvoir chez les intellectuels, quand leur esprit tourne autour de la philosophie, de la politique ou de la religion. C'est le raisonnement à vide, l'abstraction vue comme le nec plus ultra, l'intellectualisme creux - qui fait dire à celui qui a écouté ou lu : "Je n'y ai rien compris, ça me dépasse, c'est trop fort pour moi." Ou encore : "C'était très intelligent, mais je suis incapable de vous l'expliquer, car je ne sais plus moi-même ce qu'il a voulu dire..."

Dans ce cas-là, l'intellectuel en question trouve magnifiques ses raisonnements spécieux, ses affirmations abstruses, ses discours sur des abstractions inutiles. C'est ce qu'on appelle un 'intello'... Il en est fier. Autrement dit, il est complètement identifié à son ego, qui le manipule dans sa tête en lui faisant croire que ce qui est compliqué est forcément intelligent. Il lui fait avaler des couleuvres ou prendre des vessies pour des lanternes : il prend un crâne de cheval mort pour un magnifique palais.

En même temps, il a forcément un doute, sans quoi ce rêve ne serait pas venu le visiter. Son compagnon est l'aspect de lui-même qui voit (peut-être depuis peu) l'inutilité de ce fonctionnement mental. C'est même peut-être la raison pour laquelle il est présenté comme un vagabond, un miséreux, un pauvre homme qui marche à côté de sa richesse intérieure sans y avoir accès. Ce doute va le sauver.

Certes, une partie de lui continue à considérer ce mental porteur de mort comme un palais magnifique. Mais il commence à sentir qu'un autre fonctionnement est possible, s'il creuse en lui-même pour accéder à sa vérité, celle de son âme, qui seule, détient son véritable trésor : son humanité. Car il sait dans son rêve que ce palais est construit sur un immense trésor.

Or, un trésor qui contient TOUT ce qu'un homme peut rêver, ne peut pas être un trésor matériel d'or et de pierres précieuses. Il s'agit forcément de ce trésor dont on nous parle dans les Evangiles, ce trésor qu'aucun voleur ne peut nous voler, puisqu'il est notre âme qui, seule, peut nous dispenser la paix intérieure.

Dans le conte suivant, je vous raconterai un (vrai) rêve, qui est une sorte de confirmation de celui-ci - et qui sera présenté comme un (vrai) conte....

 

*