L'amant véritable

Conte d'Henri Gougaud

C'est un conte perse.

C'était un homme droit, un amant véritable. Un jour, après avoir médité une pleine année dans une grotte du désert, il s'en alla frapper à la porte de sa bien-aimée. Derrière la porte, il entendit sa voix. Elle demanda :

- Qui est là ?... - C'est moi, dit l'homme sur le seuil.

- Il n'y a pas de place pour toi et moi dans la même maison, répondit la voix de sa bien-aimée, derrière la porte close.

Alors, cet homme droit, cet amant véritable s'en retourna au désert où une pleine année encore, il médita. Quand enfin, il revint frapper à la même porte, à nouveau, il entendit la voix de sa bien-aimée. A nouveau, elle demanda :

- Qui est là ?... Cette fois, l'homme droit répondit : - C'est toi-même.

Et la porte s'ouvrit.

Voici une explication possible.

Le sens de la vie. Tout être humain cherche à trouver la paix intérieure. Certains se disent que c'est impossible, et cherchent seulement à s'étourdir. Ils se perdent alors dans le monde extérieur. D'autres pensent que la religion peut les y aider. D'autres méthodes sont également proposées : psychanalyse, développement personnel, stages de toute sorte. Parmi les plus obstinés, certains pensent qu'une méditation dans le désert permet d'obtenir ce résultat. Malheureusement, ce type de retraite est tellement dur que même parmi ceux qui le font, bien peu réussissent à y trouver leurs réponses.

Quitter le monde pour trouver la paix. Pourtant, beaucoup de légendes et de récits spiritualistes insistent sur l'érémitisme. C'est le cas de ce conte perse. Mais pourquoi donc une recherche authentique devrait-elle passer par une expérience aussi inhumaine ? Pourquoi un coeur pur - un homme droit - doit-il forcément se priver de tout dans une solitude absolue, alors que nous sommes des êtres sociaux, et que les relations humaines sont si enrichissantes et peuvent donc nous apprendre tant ?

Cela pourrait signifier que la grotte du désert doit être prise au sens figuré.

La connaissance de soi. En effet, tout devient beaucoup plus simple si on considère que cette grotte n'est rien d'autre que l'inconscient de chaque être humain. L'intérêt de cette approche, c'est que chacun peut faire ce type de retraite, dans son espace intérieur personnel. Cela n'a plus rien de difficile. Il faut juste comprendre que ce cheminement est virtuel. Il débouche sur la connaissance de soi-même et la résolution de tous les conflits intérieurs. Le conte, en effet, ne nous dit rien de ce que l'homme droit a compris dans sa solitude intérieure, mais il a forcément accompli un long chemin. C'est le voyage intérieur dont parle Lao tseu lorsqu'il affirme : "Sans franchir le seuil, connaître l'univers..." Le seul univers que nous pouvons vraiment connaître, c'est celui qui se trouve à l'intérieur de nous. J'ajoute que cette analyse enlève toute contradiction au conte : En effet, la retraite dans le désert est également faite pour se libérer de l'amour et de ses souffrances. Si la bien-aimée est l'âme féminine de l'homme droit, tout devient cohérent, tout est justifié. C'est ce qui est développé dans le paragraphe suivant.

Restons au second degré. Dans cette grotte symbolique, l'homme droit recherche son âme-soeur, son épouse intérieure, son aspect féminin psychique, sa moitié d'orange.... Nous la cherchons tous dans le monde extérieur, alors qu'elle nous attend dans les profondeurs obscures de notre inconscient. Bien sûr, pour une femme, c'est son âme-frère qu'elle y rencontrera, son époux psychique, le seul homme qui ne la trahira jamais... puisqu'il est... elle, c'est-à-dire son identité au masculin. C'est le yin et le yang des taoïstes, disciples de Lao Tseu, c'est l'anima et l'animus de Jung, le célèbre psychiatre suisse, c'est l'Adam et l'Eve qui sont à l'origine de notre âme humaine : à l'intérieur de chacun de nous.

Nous sommes au coeur de ce conte. Et je n'ai pas choisi le mot 'coeur' au hasard.

Lorsqu'on cherche une spiritualité authentique, on ne peut exclure l'autre sexe de cette quête. L'intérêt de ce conte perse, c'est qu'il associe intimement la bien-aimée à l'homme droit. C'est même elle qui commande et décide de la droiture de son évolution le moment venu. C'est elle qui sait. C'est elle qui ouvre la porte - ou refuse de le faire.

La porte de quoi ? À mon sens, il pourrait bien s'agir d'une porte intérieure, celle qui mène à notre âme, celle dont on nous parle dans nos Ecritures chrétiennes : "Frappez et on vous ouvrira." En effet, cela ne peut être la porte d'une église, quelle qu'elle soit. Les religions nous ont fait tant de mal, que beaucoup de gens préfèrent aujourd'hui parler de 'spiritualité'. On nous a toujours affirmé que telle ou telle croyance pourrait sauver notre âme. Nous avons fait abondamment l'expérience contraire. Ce qui peut nous sauver, c'est la rencontre que chacun d'entre nous peut faire avec lui-même. Cette rencontre, c'est celle de notre masculin avec notre féminin. Là seulement, l'être humain trouve son entièreté, sa complétude intérieure, ce qui lui permettra aussi de trouver celui ou celle qui lui correspond sur le plan extérieur.

Mais pourquoi la réponse est-elle si dure de la part de la bien-aimée, lorsque l'homme droit se présente à sa porte la première fois ?

C'est le problème crucial de notre humanité. Quand on est en quête de 'Dieu', il faut comprendre avant toute chose que notre ennemi intérieur - l'ego - nous tend de nombreuses embûches, la plus simple et la plus courante étant de nous faire croire qu'il est lui-même le dieu que nous cherchons. Les plus expérimentés s'y sont laissés prendre. Il est tellement flatteur de se croire élu, missionné, prophète... ou le Christ lui-même revenu sur terre pour sauver le monde. Voilà l'ego à l'oeuvre, et l'homme naïf et crédule va se laisser berner. C'est ce qui est arrivé à l'homme droit, à l'amant véritable. La première fois, il a cru être prêt à s'unir à son âme, à sa femme intérieure. Il était probablement sincère, mais elle a tout compris quand il a dit : - C'est moi.

Le Christ nous a avertis : "On vous dira : 'C'est moi le Christ'... N'y allez pas, ne courez pas : le royaume des cieux est au milieu de vous." Ego est un mot latin qui signifie 'moi'. C'est moi le Christ se dit en latin : Ego sum Christus.

Autrement dit, l'homme droit s'est identifié à son ego, mais son âme féminine ne s'y est pas trompée. Elle l'a laissé à la porte, et il a dû recommencer à méditer sur lui-même (sa véritable identité) et sur son ego (sa fausse identité). Et comme il est un homme droit, un amant véritable, il a fini par comprendre qui il était vraiment. Alors il est revenu, et à la question - Qui est là ?... Il a répondu : - C'est toi-même. Parce qu'il était enfin devenu lui, et lui = elle dans notre monde intérieur.

Qui suis-je ? demandent toutes les philosophies. La réponse est simple : Je suis mon âme.... Mais en aucun cas, je ne suis mon ego. C'est ce que nous affirme ce conte....

..... selon moi.

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