Psychanalyse des contes et des légendes.
CONTE de CHARLES PERRAULT : LES FEES.
TRADUCTION SYMBOLIQUE.
Comme tous les contes, celui-ci nous parle de nous, de nos comportements, tantôt positifs, tantôt négatifs. Il utilise pour cela la langue cryptée de l'inconscient, si bien qu'on peut se demander si l'origine des contes ne serait pas (dans de nombreux cas), tout simplement un rêve....
Il était une fois une veuve qui avait deux filles ; l'aînée lui ressemblait si fort et d'humeur et de visage, que si on la voyait, on voyait sa mère. Elles étaient toutes deux si désagréables et si orgueilleuses qu'on ne pouvait vivre avec elles.
La cadette, qui était le vrai portrait de son Père pour la douceur et pour l'honnêteté, était avec cela une des plus belles filles qu'on eût su voir. Comme on aime naturellement son semblable, cette mère était folle de sa fille aînée, et en même temps, avait une aversion effroyable pour la cadette. Elle la faisait manger à la cuisine et travailler sans cesse.
Sur le plan intérieur, chaque être humain est double : son âme (= la soeur cadette) cohabite avec son ego (= la soeur aînée). Le personnage qui nous est présenté ici est du sexe féminin (ce sont deux soeurs), mais pourrait tout aussi bien être un homme... L'ego de cet être humain a pris pour modèle le fonctionnement maternel (la veuve). C'est une grande loi psychanalytique : l'ego de chaque individu va s'inspirer de toute attitude négative, copiée sur les personnes les plus proches, c-à-d le père ou la mère. Cette jeune fille, donc, est partagée entre deux attitudes contradictoires : l'une la rend désagréable et orgueilleuse (comme sa mère), l'autre génère en elle douceur et "honnêteté", dans le sens du XVII° : bonté. Cela n'est pas une question de caractère (comme c'est traditionnellement admis), mais plutôt de dualité. Son ego agit comme sa mère, alors que son âme agit comme son père, un homme bon et doux.
Il fallait entre autre chose que cette pauvre enfant allât deux fois le jour puiser de l'eau à une grande demi-lieue du logis, et qu'elle en rapportât plein une grande cruche.
Un jour qu'elle était à cette fontaine, il vint à elle une pauvre femme qui la pria de lui donner à boire. "Oui-dà, ma bonne mère", dit cette belle fille ; et, rinçant aussitôt sa cruche, elle puisa de l'eau au plus bel endroit de la fontaine, et la lui présenta, soutenant toujours la cruche afin qu'elle bût plus aisément. La bonne femme, ayant bu, lui dit :"Vous êtes si belle, si bonne et si honnête, que je ne puis m'empêcher de vous faire un don (car c'était une Fée qui avait pris la forme d'une pauvre femme de village pour voir jusqu'où irait l'honnêteté de cette jeune fille). Je vous donne pour don, poursuivit la Fée, qu'à chaque parole que vous direz, il vous sortira de la bouche
ou une Fleur, ou une Pierre précieuse." Lorsque cette belle fille arriva au logis, sa mère la gronda de revenir si tard de la fontaine. "Je vous demande pardon, ma mère, dit cette pauvre fille, d'avoir tardé si longtemps"; et, en disant ces mots, il lui sortit de la bouche deux roses, deux perles et deux gros diamants.
"Que vois-je là ! dit sa mère, toute étonnée ; je crois qu'il lui sort de la bouche des perles et des diamants. D'où vient cela, ma fille ?" (ce fut la première fois qu'elle l'appela sa fille). La pauvre enfant lui raconta naïvement tout ce qui lui était arrivé, non sans jeter une infinité de Diamants.
La fontaine symbolise l'eau de l'inconscient. La fée est très probablement un aspect de l'héroïne elle-même, qui prend conscience de la valeur de son discours : "Tes paroles sont semblables à des fleurs ou à des pierres précieuses, lorsque tu laisses parler ton coeur (= lorsque ton âme s'exprime)." Notre langage courant est du reste sollicité dans cette approche symbolique de la parole humaine : "Parler d'or", "Bouche d'or" (St Jean Chrisostome), "un discours fleuri"... Toutes ces expressions font en principe référence à cet aspect positif de l'expression orale. On pourrait aussi citer le conte d'Esope, où la langue est présentée comme la meilleure chose au monde - mais aussi comme la pire. Ce deuxième aspect est maintenant évoqué par le conte :
"Vraiment, dit la mère, il faut que j'y envoie ma fille ; tenez, Fanchon, voyez ce qui sort de la bouche de votre soeur quand elle parle ; ne seriez-vous pas bien aise d'avoir le même don ? Vous n'avez qu'à aller puiser de l'eau à la fontaine, et quand une pauvre femme vous demandera à boire, lui en donner bien honnêtement.
- Il me ferait beau voir, répondit la brutale, aller à la fontaine. - Je veux que vous y alliez, reprit la mère, et tout à l'heure." Elle y alla, mais toujours en grondant. Elle prit le plus beau Flacon d'argent qui fût dans le logis.
Elle ne fut pas plus tôt arrivée à la fontaine, qu'elle vit sortir du bois une Dame magnifiquement vêtue, qui vint lui demander à boire : c'était la même Fée qui avait apparu à sa soeur, mais qui avait pris l'air et les habits d'une Princesse, pour voir jusqu'où irait la malhonnêteté de cette fille. "Est-ce que je suis ici venue, lui dit cette brutale orgueilleuse, pour vous donner à boire ? Justement, j'ai apporté un Flacon d'argent tout exprès pour donner à boire à Madame ! J'en suis d'avis, buvez à même si vous voulez. - Vous n'êtes guère honnête, reprit la Fée sans se mettre en colère ; hé bien, puisque vous êtes si peu obligeante, je vous donne pour don qu'à chaque parole que vous direz,
il vous sortira de la bouche, ou un serpent ou un crapaud."
L'ego, qui reste toujours au premier degré, veut recevoir le même don, qu'il comprend comme une richesse matérielle, et ceci sans faire le moindre effort, en restant tel qu'en lui-même. La sanction de l'inconscient est évidente : "Les paroles de ton ego sont autant de serpents et de crapauds." C'est une prise de conscience qui s'ajoute à la première, et qui concerne chacun d'entre nous. Car nous sommes tous capables de distiller des paroles empoisonnées, qui génèrent la discorde et la souffrance (avec nos proches, bien entendu, mais aussi et surtout, dans notre propre âme). Là encore, le vocabulaire courant est mis à contribution. On voit ici clairement comment fonctionne notre inconscient : il utilise des images et des métaphores pour mettre en scène nos comportements humains, en s'appuyant sur nos propres expressions imagées. Le problème, c'est que nous ne les "voyons" plus en tant qu'images, lorsque nous les utilisons dans notre vie éveillée. Si je dis de ma voisine qu'elle a une langue de vipère, je ne vois pas la vipère en question sortir de sa bouche. C'est pourtant exactement ce que dit l'expression utilisée. Le rêve, lui, montre l'image, puisqu'il s'exprime de façon visuelle. Mais s'il pointe la voisine, il est essentiel de préciser qu'il ne peut s'agir d'elle. Elle symbolise quelqu'un d'autre (soi-même ou un proche) qui a, lui aussi une langue de vipère. En principe, le rêveur n'a aucune difficulté à savoir de qui il s'agit, car, lorsque le rêve intervient, il est forcément prêt à la prise de conscience qui lui est proposée.
Pour illustrer ce propos, il me paraît judicieux de citer deux rêves très courts, faits par la même jeune femme :
Premier rêve : "Je me regarde dans la glace, et je vois une petite moustache piquante et dure qui a poussé juste au bord de mes lèvres." Deuxième rêve : " J'ai la bouche pleine de perles de culture, des petites et des grosses."
La rêveuse connaissait le conte, mais ne s'en souvenait pas très bien. Je le lui ai donc remémoré, et expliqué en même temps. Dans ce cas précis, il ne pouvait s'agir que d'elle-même (elle se voyait dans la glace, et les perles étaient bien dans sa bouche). Ayant identifié son ego au cours des rêves précédents, elle n'eut aucun mal à reconnaître que son discours était parfois piquant (la moustache), et parfois agréable. Le but, bien entendu, est de privilégier le second. On remarque au passage que les perles sont "de culture", ce qui signifie que la rêveuse est en train de "cultiver" ce nouveau genre de discours...
D'abord que sa mère l'aperçut, elle lui cria : "Hé bien, ma fille !
- Hé bien, ma mère, lui répondit la brutale,
en jetant deux vipères, et deux crapauds. - O Ciel ! s'écria la mère, que vois-je là ? C'est sa soeur qui en est cause, elle me le paiera" ; et aussitôt, elle courut pour la battre.
Sur le plan du premier degré, le conte n'est pas crédible. En effet, dans la pratique, une mère désagréable s'entend rarement bien avec celui de ses enfants (fille ou garçon) qui lui ressemble. Elle apprécie beaucoup plus celui qui la supporte, justement parce qu'il est son contraire (aussi gentil qu'elle est mauvaise). Mais en général, elle le dévore en même temps.
Une situation courante est basée sur la présence de l'un des enfants (disponible pour s'occuper de la vieille mère) et l'absence de l'autre (indisponible). Dans ce cas de figure, l'exigence vis à vis de l'enfant adulte proche va être sans limite, alors que celui qui est loin sera idéalisé. L'injustice est alors flagrante, mais celui ou celle qui en fait les frais, attaché(e) par son cordon, est incapable de se libérer. J'ajoute que notre civilisation judéo-chrétienne a une lourde responsabilité, par la compréhension au premier degré du cinquième Commandement : "Tu respecteras ton père et ta mère."
Revenons au conte. Le plan intérieur efface toutes ces difficultés : La mère représente ici l'ego de l'héroïne. La lutte qui s'engage vient de la prise de conscience de ses deux comportements antagonistes. L'ego est extrêmement puissant, et il est très difficile de lui échapper. Pour le vérifier, il suffit d'identifier un comportement négatif, dont on voudrait bien se débarrasser, mais qui est "plus fort que soi." Le dicton "Chassez le naturel, il revient au galop", en est une autre approche. Or, il se trouve que l'interprétation des rêves, lorsqu'elle fait apparaître l'ego, permet en même temps au rêveur de chasser le fonctionnement négatif de cet ego : il est en effet nécessaire d'identifier l'auteur du comportement à chasser, si on veut pouvoir se dé-solidariser de ce gêneur. Comment en effet se battre contre soi-même ? Il est beaucoup plus efficace de se battre contre un ennemi, qui n'est pas soi (mais qui est à l'intérieur de soi), qui est un intrus (mais qui veut prendre notre place) et qui doit absolument être remis à sa place de serviteur. Car l'ego devrait toujours être au service de l'âme et non l'inverse. C'est pourtant cet inverse qui est universellement répandu.
Tout cela est bien joli, mais comment s'y prendre ? La suite du conte nous indique le meilleur moyen :
La pauvre enfant s'enfuit, et alla se sauver dans la Forêt prochaine.
La forêt est un symbole fort de l'inconscient. On remarque l'emploi du verbe "se sauver", qu'on peut parfaitement rapprocher de l'injonction universelle de toutes les religions : "Sauvez votre âme." On est bien obligé de constater que cet ordre est resté lettre morte. Toutes les religions, sans exception, ont échoué dans leur projet d'installer un monde meilleur. Si l'inconscient est effectivement la limite du conscient, il peut sembler raisonnable de penser que sa conquête permettra à notre humanité de réussir là où toutes les autres tentatives (politique, philosophique et religieuse) ont échoué jusqu'à présent. Bien entendu, cela suppose aussi que le processus soit individuel, car on ne peut sauver que soi : Les Maîtres qui ont la prétention de de faire le salut de leurs fidèles, oublient trop souvent de s'occuper de leur propre ego.
Le fils du Roi, qui revenait de la chasse, la rencontra, et la voyant si belle, lui demanda ce qu'elle faisait là toute seule et ce qu'elle avait à pleurer.
"Hélas ! Monsieur, c'est ma mère qui m'a chassée du logis."
Le fils du Roi, qui vit sortir de sa bouche cinq ou six Perles, et autant de Diamants, la pria de lui dire d'où cela lui venait. Elle lui conta toute son aventure.
Le fils du Roi en devint amoureux, et considérant qu'un tel don valait mieux que tout ce qu'on pouvait donner en mariage à une autre, l'emmena au Palais du Roi son père, où il l'épousa.
Mon expérience professionnelle me permet d'affirmer qu'il est très difficile d'échapper à son propre ego, sans les ressources et les messages de l'inconscient. C'est là, en effet qu'on peut trouver son meilleur allié (= son partenaire masculin=l'animus de Jung=le Prince Charmant des contes). En fait, il est important de comprendre que ce symbole n'est rien d'autre qu'une partie positive de soi, une personnification de l'inconscient, autrement dit, la rêveuse elle-même. (L'anima-princesse étant chez un homme son âme-soeur, c-à-d le rêveur lui-même). C'est la réunion (= le mariage) avec cette instance psychique de soi-même qui permet la victoire sur l'ego. Il est intéressant de noter au passage que c'est ce mariage-là que l'homme doit conclure, et qu'il ne doit pas dénouer, sous peine de contrevenir au septième Commandement : "Tu ne commettras pas l'adultère." Cela signifie en effet (selon moi) que l'homme ne doit pas "épouser" les valeurs de l'ego, car cela équivaut à un véritable adultère (c'est une véritable trahison de l'âme)...
Pour sa soeur, elle se fit tant haïr, que sa propre mère la chassa de chez elle ; et la malheureuse, après avoir bien couru sans trouver personne qui voulût la recevoir, alla mourir au coin d'un bois.....
L'union intérieure (conscient + inconscient) provoque à terme la mort de l'ego. Cette mort programmée passe tout naturellement par la destructuration de l'ego, divisé et affaibli (= la mère-ego chasse la fille-ego), autrement dit par la réduction de l'ego.
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Pour conclure, on pourrait dire que ce conte est une mise en scène profane de ce verset (Mat 15, 10-11):
"Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche, qui souille l'homme, c'est ce qui en sort."
Autrement dit, la nourriture du corps (ce qu'on mange dans notre assiette) n'a pas une grande incidence sur nos comportements religieux et nos aspirations spirituelles.
Ce sont les paroles qui sortent de notre bouche, qui importent : quand elles peuvent être comparées à des crapauds et à des serpents, (c-à-d quand elles sont prononcées par notre ego sans que nous en ayons conscience, parce que nous sommes identifiés à lui), elles sont un véritable poison, encore plus pour nous-mêmes que pour nos proches.
Mais quand nous laissons parler notre coeur, nos paroles deviennent autant de diamants et de pierres précieuses.
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