MARTHE, ANOREXIQUE.

Histoire de Marthe (suite 1)

Rappel. Marthe, anorexique depuis l'âge de treize ans, revient me voir en octobre 2004. Elle est suicidaire, mais accepte de se donner (de nous donner) encore 3 mois avant de mettre sa décision en oeuvre. Les six premières séances sont largement décrites dans le dossier précédent, Marthe, anorexique, accessible dans le Menu.

Septième séance.

Marthe arrive avec le sourire. "Mon horizon s'éclaircit un peu," dit-elle. Elle me donne quelques détails encourageants. Puis elle me raconte un rêve.

"Je grimpais une colline pour aller dire quelque chose à ma mère. Je croise beaucoup d'enfants, mais je ne la trouve pas. Puis, je vois une femme, menton en galoche, comme les sorcières, poilue, grande et corpulente, très maquillée. Elle a une mentonnière noire, sur laquelle est fixée une barbe raide de 10 centimètres, comme sur les masques de pharaons. Elle m'embrasse sur la bouche, et cela me réveille. Il me reste l'impression que cela ne me va pas du tout. C'est très désagréable."

Je lui demande d'abord comment cela se passe avec ses parents. Elle me dit qu'ils étaient fous d'inquiétude. " Grâce à mes séances ici, on a pu parler. Ils ne m'ont fait aucun reproche, bien entendu. Ils sont rassurés, et reconnaissants du travail que je fais avec vous. Je les mettais trop à l'écart. Je sais que je joue ma dernière carte. Je ne me suis jamais autant impliquée vis à vis de moi-même. Il faut que j'accepte de cohabiter avec le mieux-être sans qu'un ouragan vienne tout emporter..."

Ses paroles me guident pour l'interprétation de son rêve. Manifestement, il ne s'agit pas de sa mère, car ce qu'elle dit de la sorcière ne coïncide pas du tout avec ce qu'elle vient d'exprimer. Je prends donc la piste de l'ego, sachant que la sorcière est un de ses symboles, de même que le pharaon, tous les deux ayant des pouvoirs immenses.

- Votre mère pourrait vous représenter, vous, la mère de ce petit enfant que vous avez recueilli la dernière fois. Certes, vous ne vous êtes pas encore trouvée. Mais vous êtes en train de remonter la pente (=vous grimpez la colline). Vous rencontrez des aspects de vous enfant. Et bien entendu, vous vous trouvez en présence de votre ego, qui se révèle devant vos yeux, tel qu'il est vraiment, ce qui va vous permettre de vous dissocier de lui. Il veut le pouvoir, c'est manifeste, et pour cela, il vous embrasse sur la bouche. Que se passe-t-il dans ces cas-là ?

- C'est le signe qu'on aime quelqu'un, non ?

- Pas ici. Du reste, vous trouvez cela très désagréable. Ce n'est pas vous qui avez choisi ce baiser. C'est donc un abus de pouvoir. Par ailleurs, quand on embrasse quelqu'un sur la bouche, on l'empêche de s'exprimer. Il est clair que vous ne pourrez pas laisser parler votre âme, si votre ego vous ferme la bouche grâce à un baiser qui veut vous persuader qu'il vous aime. C'est faux, et je pense qu'aujourd'hui, vous n'allez pas vous laisser leurrer.

Elle est d'accord avec cette traduction. Pourtant, elle ajoute : "J'appelle souvent ma mère 'sorcière'..." Mais je ne prends pas cette piste. Je suis à peu près sûre qu'il s'agit d'une projection que son ego lui distille, pour la détourner de lui. Si elle pense que sa mère est la responsable de tout, il reste bien au chaud à l'intérieur d'elle, et continue d'agir sournoisement. Le vrai coupable, c'est lui, mais il aimerait bien qu'on se trompe de cible. D'après ce que je sais, sa mère a une responsabilité, certes, mais dans le passé, et ce passé, il va falloir aller le guérir en respectant le point de vue de la petite fille. Marthe est d'accord.

- Nous allons d'abord interroger votre inconscient, et régler son compte à la sorcière. Visualisez-la.

- Je la vois. Son visage est vulgaire, elle est imposante, haute et large. - Bien. Vous allez la détruire. Vous pouvez utiliser l'eau, la lumière ou le feu. Lequel de ces outils choisissez-vous ? - Le feu, dit-elle. Un lance-flammes. Elle hurle, se débat... Elle est un tas calciné par terre, comme de la poussière. Un coup de ramasse-feuilles. Voilà. Vendu... - Rappellez-la. Revient-elle ?

- Oui, hélas. Cette fois, je vois surtout son visage. Sa coiffure est hideuse, ses yeux cernés de noir. Elle est maquillée à outrance. Je recommence l'opération. Je dirige le lance-flammes sur ses yeux, son menton, puis je descends sur le corps. Qu'elle me foute la paix. Marre... Je me rends compte que j'étais mon propre assassin. Savez-vous que je suis restée jusqu'à sept semaines sans m'alimenter ? C'est fou... J'ai voulu sauter par la fenêtre... me mettre le feu... Il y a longtemps. J'avais décidé de me détruire avec de l'alcool à brûler. Mais au dernier moment, je n'ai pas pu trouver la boîte d'allumettes... J'avais quinze ans. Je pensais au Journal d'Anne Franck: "J'ai quinze ans et je ne veux pas mourir..."

- Cela justifie le lance-flammes. C'est un juste retour des choses. Ce que votre ego a voulu vous faire, vous le lui rendez aujourd'hui. C'est très bien. - Oui. Je suis une miraculée. J'ai failli mourir plusieurs fois, y compris dans un coma dépassé...

- Rappelez l'ego. - Il revient sous la forme d'une poupée Barbie. - Cette allusion à l'enfance révèle qu'il était là, déjà, quand vous étiez petite. C'est la confirmation de ce que vous venez de me raconter. C'est lui qui était à l'oeuvre. Par ailleurs, dans Barbie, il y a barbe (=ça me barbe), et même barbare. Il y a aussi ce côté factice, qu'on propose aux petites filles, au détriment de leur vraie nature. C'est le côté maquillage, artificiel, sur lequel l'ego se précipite, car cela l'alimente, comme tout ce qui nous éloigne de notre vérité. - Oui. Je le sens bien. Je l'arrose de feu. J'ai pris un chalumeau... Voilà. Il n'y a plus rien. - Rappelez-la encore.

Au bout de quelques instants, elle me dit : - Je ne peux pas inventer ce que je ne vois pas. Il y a juste une tache noire par terre. C'est tout. Je prends un balai-brosse, et je nettoie à l'eau. - Très bien. Nous allons maintenant nous occuper du petit Moïse. Le voyez-vous ? Ou bien vaut-il mieux chercher la maman, en vous, qui pourra s'occuper de lui ? - Je crois qu'il faudrait trouver l'adolescente, seule, isolée, qui a beaucoup souffert.

- Très bien. Appelez-la et regardez-la. Parlez-lui, rassurez-la. Est-ce possible ?

- Je revois l'image de cette adolescente aux cheveux longs, visage fin, gamine malingre, la petite Marthe. Viens. Je la prends par la main, je l'écoute. Je lui parle... Je t'aiderai à surmonter tes problèmes. Tu peux t'appuyer sur moi. Je ne veux pas te décevoir. Aie conscience d'exister... J'ai pris ses mains dans les miennes. Elle est effrayée, timide, mais elle accepte mon geste. Je la prends contre moi, je lui caresse la tête. Elle sait qu'elle n'est plus toute seule. Il y a un adulte, avec un coeur, une disponibilité, qui est là, pour elle. Uniquement pour elle. Je suis faite pour elle. Je suis là pour la rencontrer. Elle est malingre. Elle a... 11 ans... Cela me fait de la peine. Je ressens sa détresse. Je ne voudrais pas... Elle ne voudrait pas... croire en quelqu'un qui se dérobe ensuite... - Avez-vous pour elle une vraie compassion ? - Oui. - Alors, rassurez-la et rassurez-vous. Vous ne vous laisserez plus tomber. - Elle se sent moins isolée... C'est un choc. C'est costaud. C'est comme si je revivais cette époque d'isolement intense. Je suis face à cette enfant, et je vais, je veux combler son vide. Je suis sa meilleure amie. Mais il me faut du temps. Laisser passer la nuit... J'ai encore peur de m'interdire d'aller rmieux. J'ai toujours tout saboté. C'est une terreur pour moi. J'ai un sentiment de panique dès que je me sens un peu mieux. Comme si j'avais peur d'être bien... J'avance à reculons.

- C'est encore votre ego qui commande. Rappelez la sorcière. - Oui, je la vois. Je sors le chalumeau, et cette fois-ci, j'enterre tout... - Faites un autre essai. Elle revient ? - Je la vois, bien nette. je l'écrase. (Elle frappe du plat de la main sur le bureau). Je l'ai écrabouillée... Je me suis fait mal à la main ! C'est rare que je sois en colère. Il reste un monticule. Je l'aplanis. Y a plus rien...

- Rappelez la petite Marthe. - Je la vois. Elle a 14 ans... effacée, timide, transparente. Elle me reconnaît. Je la rassure, je lui dis que je vais l'aider à comprendre ce qui se passe... ce qui s'est passé... Je vais réfléchir à tout ça. J'ai de quoi alimenter mon moulin...

Huitième séance.

Marthe a accepté le rythme de deux séances par semaine, et revient deux jours plus tard, très préoccupée. "Je suis en train de basculer dans la boulimie. J'ai une terrible envie de manger du sucré. Cela m'effraie. J'ai mangé plusieurs paquets de biscuits, du chocolat, une part de flan. J'ai peur de la dépendance. Outre que cela coûte cher, j'ai honte de moi. Je fais de gros efforts pour cuisiner sain, et je ne peux m'empêcher ensuite de faire des conneries. Je mange à la sauvette...J'ai beaucoup plus peur de la boulimie que de l'anorexie. L'anorexie me rassure, j'ai l'impression de contrôler, alors que manger m'affole, car je ne contrôle plus rien, c'est plus fort que moi, ça me dépasse complètement."

Je sais que le pouvoir de l'ego n'est pas si facile à éliminer, surtout quand il est installé depuis si longtemps. Je lui fais faire une visualisation sur des patisseries, et les lui fais manger virtuellement, sachant que ce type de nourriture symbolise la douceur affective, dont elle a tant manqué. Elle me dira, lors de la séance suivante, que cela n'a servi à rien.

Nous continuons également la rétrospective de son adolescence. La petite Marthe lui apparaît dans différents moments difficiles de sa vie, et chaque fois, je lui demande de prendre sa défense, et de la sauver du danger qu'elle courait alors. J'insiste sur le fait que son ego a gardé ces expériences-là en stock pour les réactualiser à l'occasion pour son compte personnel. C'est pourquoi, lorsqu'elle réduit et écrase les personnes qui lui ont fait du mal, c'est en fait son propre ego qu'elle détruit à l'intérieur d'elle-même. Nous voyons donc des garçons qui lui crachaient dessus dans l'autobus qui l'emmenait à l'école, et elle les réduit à l'impuissance. Puis elle se voit lors de sa première expérience professionnelle, terrorisée par la peur de mal faire, et la fille du patron lui apparaît, qui la toisait du regard avec arrogance. Encore une fois, elle se choisit elle-même et met cette péronnelle à la poubelle.

- Je ne veux plus me laisser emporter par l'ego, dit-elle. C'est à moi de le savoir et d'y remédier. Je ne suis pas sortie complètement du trou, mais je suis passée tout près... Je ne veux plus que cela se reproduise...

Neuvième séance.

Nous continuons la rétrospective. Elle revit en particulier son deuxième suicide raté, à 20 ans. Je lui fais échanger les rôles. C'est la sorcière-ego qui se suicide, et elle, la vraie Marthe, devient la spectatrice de l'opération. Elle trouve cela très éprouvant, car la mort la ramène toujours à des choses difficiles. Mais elle réussit à voir les images. Toutefois, cela lui laisse un mal-être physique.

- J'ai une gêne au début de l'intestin. Quelque chose me fait mal. (Je lui demande de visualiser son tube digestif). C'est comme une brique, dit-elle. C'est lourd et compact. Que puis-je faire ? Je lui affirme que dans le virtuel, rien n'est impossible. Qu'elle peut enlever cette brique, qui symbolise son ego - de la façon qui lui convient le mieux. Il suffit qu'elle le veuille.- Par exemple, ouvrir le ventre du loup qui a mangé les petits chevreaux ? (Elle rit). J'emploie les grands moyens. Pince, bistouri, aiguilles... Voilà. C'est fait. Ensuite, un bon bouillon requinquant et aseptisant. Je veux repartir avec l'espoir que je serai plus forte, la prochaine fois, et que je contrôlerai ce que je mange. C'est comme ça que j'en arrivais à vouloir me détruire. C'était trop dangereux, de manger. Alors, je disais stop à la nourriture. - Je m'inquiète de savoir si elle a vraiment enlevé le pavé. - Oui, dit-elle. Il était compact, avec des angles durs, aigus. Cela me permet de mieux respirer. Je me sens plus avertie, mais pas vraiment plus forte... Je ne ressens plus du tout la gêne de tout à l'heure.

Elle se lève, fait quelques pas. - Non, ça va. Il est parti... Manger est toujours difficile pour moi. C'est usant, toujours ce reproche de me maintenir en vie. Ce rapport à la nourriture fait que, pour moi, ce n'est pas naturel de manger. J'envie les gens qui portent quelque chose à leur bouche sans avoir d'arrière-pensée, parce que c'est légitime de se nourrir. Quand vais-je me défaire de cet amalgame entre manger et la fellation ?... Déjà, savoir que c'est cet ennemi, c'est bien. Mais ce n'est pas suffisant, je le sens...

J'essaie de la remettre en contact avec elle-même. - Voyez cet enfant, votre nouvelle identité, et connectez-vous à lui, car il est votre âme, et c'est lui qui vous permettra d'être plus forte que votre ego.... - Oui, je le vois. Il est souriant, confiant. Je ressens pour lui de la tendresse. Je m'accroupis, je lui parle. Il me regarde, il existe. Je lui demande qui il est. Il a son visage souriant tourné vers moi. Je vois ses yeux, c'est un bébé classique. J'aimerais que ce soit une fille, plutôt qu'un garçon...

- Pas de problème. Etes-vous décidée à lui donner ce dont il a tant manqué ? - Je me sens responsable de ce bébé. Je me sens attachée à lui. Je vais continuer à m'occuper de lui. J'aimerais un vrai lien de confiance entre nous. Je veux lui faire comprendre qu'on a autant besoin de cela l'un que l'autre. Je ne l'abandonnerai pas. Je sais trop ce que c'est. Je ne lui ferai pas vivre ça. C'est une relation pour toujours. Qu'il ne craigne pas d'être mal-aimé. Cela n'arrivera pas....

Je lui répète tout son discours au bébé en changeant les pronoms personnels 'il' et 'lui' et en mettant à la place 'je' et 'moi'. Elle entend donc son propre discours... à elle-même. Cela l'émeut. - Quelle est la réaction du bébé ?

- Il veut venir dans mes bras. Je lui demande s'il veut bien de moi. Quel est ton nom ? Il me semble que j'ai entendu "Celui que tu voudras..." Je lui donne le nom de Marthe. Je te donne la possibilité d'être ce que tu aurais dû être. En te donnant ce prénom, je te place sous une autre influence. Ensemble, nous allons retrouver la vie à côté de laquelle nous sommes passés. J'ai souvent l'impression que je n'ai pas eu la vie que j'aurais dû avoir. J'ai encore quelques années devant moi pour rectifier le tir... C'est un moment très émouvant... c'est comme un serment... La route sera longue, mais elle sera... (Elle reste un moment silencieuse). C'est ce qu'on appelle le respect de soi... C'est fort...

Elle s'en va en me confirmant qu'elle n'a plus le cerveau qui ballotte. Cette impression n'est pas revenue. C'est très bon signe, même si tout est loin d'être réglé...

Dixième séance.

Catastrophe. Elle arrive, visage fermé, et la séance tourne court. Elle part brusquement, disant qu'elle ne reviendra plus, que j'ai dit quelque chose de trop. Elle est manifestement furieuse contre moi. Je la laisse partir. Deux jours plus tard, elle me rappelle pour s'excuser et me demander si elle peut venir à son rendez-vous. Je le lui confirme, naturellement.

Onzième séance.

- Je suis partie, dit-elle, avant de vous agresser physiquement. Je vous aurais vraiment frappée ! J'ai préféré m'en aller, mais déjà en sortant, je savais que j'avais eu tort, et je me suis vite ressaisie. En fait, je vais vous expliquer ce qui s'était passé. J'avais en tête, comme une obsession ce que mon frère avait fait. (Il s'agit d'un acte récent, qui ne la concerne pas directement, et je lui avais effectivement suggéré de laisser cela de côté, puisque, de toute façon, elle n'y pouvait rien). "Oui, ce que vous disiez était juste, mais c'était une vérité qui ne me plaisait pas du tout. J'ai eu peur de vous secouer, j'avais vraiment envie de vous étriper... En fait, c'est mon ego qui a réagi, je le sais, mais je n'ai pas pu le contrôler. Voilà. Je suis bien contente de vous voir, d'être ici..."

Puis Marthe me parle de sa maladie, en des termes qui me paraissent si justes, que je pense que cela peut aider à la fois les anorexiques et les personnes qui gravitent autour d'un proche qui en est atteint.

- L'anorexie, c'est un état d'esprit, ce n'est pas un problème de poids. Tout au moins, le poids devient un problème par voie de conséquence, mais ce n'est pas la racine. En fait, c'est d'abord un refus qui nous est dicté, et auquel on ne peut pas déroger. Il n'y a pas d'alternative. De plus, c'est très insidieux. Il arrive qu'on ait l'impression d'aller mieux, et puis, ça se remet en marche, sans éveiller notre méfiance. On supprime un truc, puis un autre, puis un autre, et deux jours après, c'est là de nouveau. On n'a rien vu venir. On est au fond du trou, c'est trop tard. Je suis alors comme une fourmi dans un bocal, j'ai beau essayer d'en sortir, je retombe toujours au plus bas. C'est de plus en plus dangereux, au fur et à mesure que le temps passe. Cet été, j'ai vraiment frôlé la limite de ce que je pouvais supporter. Je n'avais plus la force de penser, je n'avais plus conscience d'exister. Je n'étais pas mon corps, je ne l'habitais plus. L'hospitalisation m'a sauvée, d'un côté. J'étais tombée très bas, et les perfusions ont été malgré tout bénéfiques. A 46 kilos j'ai pu me remettre à penser. Mais c'était très dur. Je m'en voulais d'avoir repris du poids. Aujourd'hui, parce que j'ai l'intention de me nourrir régulièrement, je suis de nouveau limite. Je peux tromper n'importe qui, même sous surveillance. Vous n'imaginez pas les ruses que je sais employer. Pour ne pas manger, je suis capable de me transformer en magicienne...

(Cette image m'explique tout à coup la vision de sa sorcière, personnage dont le pouvoir négatif est immense, dans tous les contes de fées).

- C'est vraiment une saloperie. C'est sournois, ça m'a empêchée de vivre. Je m'évanouissais au travail, je me suis mise à l'écart de tout. Cela m'a bousillé ma vie. C'est quelque chose à quoi on ne peut qu'obéir. On n'a ni volonté, ni motivation. C'est comme un NON qui est là, et qui bouche tout l'horizon. Si je suis vraiment honnête, je dois dire que finalement, c'est ma boulimie qui m'a sauvée. Avec le recul, je suis obligée de l'admettre. Depuis 10 ans, j'ai les deux comportements. Le problème, c'est que, dans les deux cas, je meurs... Je n'ai jamais porté quelque chose à ma bouche avec insouciance. Je ne sais pas ce que c'est. C'est la fellation qui est à l'origine du sentiment que tout ce que je porte à la bouche est une souillure. D'où la nécessité de ne manger que des choses 'pures'... ou de ne rien manger du tout...

Comme toujours, je reprends l'image qu'elle m'a elle-même donnée. - Voyez la fourmi dans son bocal, et libérez-la.

- Je suis dans le bocal. C'est moi. Il faut le renverser, car sinon, je n'ai aucune prise sur les parois. Je voudrais m'alimenter normalement pendant trois mois. Après ce délai, je pense que je serai sortie du bocal. En fait, pour moi, le bocal symbolise cette période... Je vois la fourmi courir sur le haut du bocal. Il faut qu'il disparaisse, je ne veux plus retourner dedans. Il faut trop d'énergie pour en sortir ensuite. Je le pulvérise. C'est comme une poussière d'étoiles... Je pense au mot-clé 'sabotage'... C'est pour ça que j'aime regarder la mer, ça me fait un bien fou, parce que l'horizon n'est pas limité. C'est l'espace, la liberté... Je vois un immense NON dans le ciel. Cela m'a empêché de vivre tout mon potentiel. Je me suis interdit d'apprendre, de lire, d'écrire. Même l'air que je respire, je me le suis reproché. Je me suis étriquée, je n'ai pas vécu, je ne me suis jamais rien accordé. Le fait de ne pas manger fait partie de ce processus, et c'est la seule partie qui se voit physiquement, mais le reste est encore bien plus terrible... Il faut que je m'autorise à ouvrir un livre, à apprendre des choses, à découvrir des choses nouvelles... Mais je me cogne sur ce NON. Je ne peux pas le faire partir. Il ne veut pas que j'aille bien... Je sens ce NON partout...

Je lui rappelle alors la petite Marthe avec laquelle elle avait eu ce contact si émouvant la fois d'avant. Je lui relis les paroles qu'elle lui avait dites. Elle a de nouveau une émotion. - Oui, je la vois. Elle est dans mes bras. Je ne sais pas si je peux me faire confiance, mais elle, elle semble pouvoir... Cela me fait sourire. Elle ne sait pas lire, mais elle souffle sur le NON, par jeu, par confiance... C'est rigolo... Une si petite créature. Elle fait ça pour moi. A-t-elle conscience que c'est notre deuxième chance ? Qu'on peut exister autrement ? - Si vous doutez d'elle, elle ne pourra rien faire, puisqu'elle est vous... A-t-elle fait disparaître le NON?

- Je ne crois pas. J'ai un peu peur de l'oublier. La sorcière, je l'avais oubliée... Ce bébé est présent, très présent, pourtant. C'est un peu la nouvelle Marthe. C'est immatériel, et complètement lié à un ressenti... Le danger de l'anorexie, c'est qu'on croit qu'elle procède de notre véritable identité. Or, cette identité, on ne sait pas ce qu'elle serait, si elle pouvait se manifester, puisque c'est l'ego qui nous fait croire que l'anorexie vient de nous, que c'est nous qui la souhaitons...

Douxième séance.

Côté nourriture, pas vraiment de résultat. Marthe ne contrôle toujours rien. Elle me reparle de son balancement, et je décide de chercher à savoir de quoi il s'agit vraiment. J'avais toujours pensé à l'ego, et cherché en vain un animal qui se balance systématiquement. Mais cette fois, je pense au bébé qui n'a pas été bercé, câliné, dans des bras accueillants. L'idée lui plaît. Nous la visualisons pour en explorer le ressenti. Elle me parle alors de son hospitalisation, lorsqu'elle avait six mois, en chambre stérile, sans contact avec ses parents. Ils avaient fini par signer une décharge et l'avaient ramenée à la maison. Elle revit la scène, et cette fois, c'est elle qui sort ce bébé de l'hôpital.

- Je l'ai prise dans mes bras. Je vois son petit visage cerné, poignant, avec une expression qui n'est pas celle d'un enfant. Elle me regarde. Je lui parle. Je vais prendre soin de toi, je vais te sortir de là. Je t'aime, je te choisis. Je me choisis. Tu n'as rien à faire ici. Je t'emmène dehors, là où tu ne seras pas en train de crever. Elle a un cri de joie. Elle sourit. Elle est apaisée... C'est une réparation. Il y a un bien-être, une douceur, quelque chose de très profond, ce sont des retrouvailles. J'ai tellement besoin de voir son visage, et elle, le mien... On est émerveillées de se voir l'une et l'autre... au point que je n'ai rien entendu de ce que vous venez de me dire... On n'a qu'une envie, bien vivre ensemble. Même un petit enfant peut prendre soin de quelqu'un... Cet enfant, en vérité, a beaucoup de pouvoir... Vous m'avez expliqué un jour que l'enfant de l'enfance devait partir et être remplacé par un autre, spirituel. Est-ce qu'il s'agit de cette nouvelle naissance dont parle Jésus ?

Pour moi, les choses sont gagnées lorsque la personne reprend mes paroles à son compte, car c'est alors qu'elle les comprend vraiment, et qu'elle leur donne vie. - J'ai beaucoup d'émotion. J'ai une meilleure compréhension de cette enfant charnelle, et de cette enfant spirituelle. Cela donne un sens à l'existence, et aussi beaucoup de profondeur... Je ne peux pas me défendre de mon ego, mais au moins, maintenant, je sais que ce n'est pas moi. J'ai une compréhension aiguë de ma véritable identité. Je la perçois mieux. Je perçois mieux l'ego, si j'ai en tête la véritable place que je dois occuper. Et cette nouvelle naissance de l'évangile, cela me fait beaucoup de bien. J'ai l'impression d'enfiler des bottes de sept lieues... Je me sens très apaisée, très émue.

Je lui recommande de prendre soin de cette petite fille, si le besoin la reprend. - Accordez-lui d'être bercée, mais faites-le en virtuel...

La séance suivante. Marthe a réussi à réduire le besoin de balancement au frottement de ses pieds l'un contre l'autre. Je donnerai la suite de son parcours dans le prochain dossier.

 

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